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ARCHITECTURE. QUE JUSTICE SE VOIE !

Une « salle des pas perdus » est un vaste espace ouvert situé à l'entrée d'un édifice public français, une sorte de piazza intérieure permettant d'accéder au bâtiment lui-même. Mais, dans les tribunaux, cette expression revêt un sens particulier, désignant le hall central où les personnes s'entretiennent avec leur avocat et attendent le verdict. Le vieux et poussiéreux Palais de Justice de Paris, sur l'île de la Cité, a une salle des pas perdus classique : un long et sombre corridor surmonté d'une voûte de marbre, une antichambre où l'on peut tromper son anxiété en faisant les cent pas, en parcourant des kilomètres sans aller nulle part. C’est le genre d'endroit où l'on sent davantage le poids de la République que son esprit romanesque.

 

En avril dernier, après des siècles passés au milieu de la Seine, l'appareil de justice parisien a été transféré dans une imposante tour de verre conçue par l'architecte Renzo Piano, originaire de Gênes mais parisien de longue date, dans le nord-ouest de la capitale ; avec ses 160 m de hauteur, le nouveau tribunal de Paris est le plus grand complexe judiciaire d'Europe, et depuis le boulevard périphérique tout proche, il ressemble à une ziggourat des temps modernes, avec ses différents niveaux panneaux de verre transparent destinés à capter la lumière. Mais la pièce maîtresse de l'édifice est sa vaste salle des pas perdus. Avec le soleil, on se perd dans la blancheur de son sol en béton, de la lumière qui pénètre librement à l'intérieur du bâtiment et de ses ascenseurs qui s'élancent vers le ciel. Si cette version de Piano répond à la définition classique de salle d'attente pour les visiteurs, ce n'est pas un purgatoire : peu de cloisons séparent la salle des pas perdus des bureaux privés et des salles d'audience dont l'existence fait de cet espace, du moins en théorie, un lieu transitoire.

 

Clarté. En ce sens, le nouveau tribunal présente une similitude frappante avec une précédente empreinte de l'architecte dans la modernité parisienne : le Centre Pompidou, une structure monolithique aux formes simples qui renseignent instantanément ceux qui y pénètrent comme ceux qui restent à l'extérieur sur sa fonction et son organisation. On peut en dire autant du tribunal : les espaces privés sont accessibles par d'interminables escaliers ouverts, qui semblent tout droit sortis de l'imagination de l'artiste néerlandais M.C Escher. Les puits de lumière, qui baignent de clarté les murs blancs de l'entrée et son sol en béton encore immaculé, éclairent aussi l'ensemble de l'immense édifice.

 

Les habitués des musées connaissent bien l'obsession de Piano pour la lumière, que l'on décèle dans des réalisations comme la Menil Collection, de Houston, ou le nouveau Whitney Museum, de New York. Mais l'architecte semble également concevoir la transparence au sens propre comme un moyen de stimuler la transparence au sens figuré, en particulier dans le domaine du droit. Il n'est pas le seul. En 1998, Richard Rogers, son partenaire pour le projet du Centre Pompidou, a dessiné un tribunal similaire pour la très bourgeoise ville de Bordeaux. «  Il ne suffit pas de rendre la justice. Il faut que l'on voie qu'elle est rendue », avait-il affirmé. Certes, mais la chance n'a guère souri à cet ouvrage. Un an plus tard, ses poutres en verre trempé ont éclaté et ont dû être remplacées par des poutres métalliques. Des juges et des greffiers de Bordeaux se plaignent de cette tentative architecturale de symboliser la justice qui n' a fait, selon eux, qu'entraver la productivité des services. On peut se demander si le tribunal de Piano ne connaîtra pas le même sort.

 

D'ores et déjà, la nouvelle ziggourat de verre du quartier des Batignolles rencontre d'autres difficultés. Comme l'architecte britannique Norman Foster l'a fièrement proclamé, ses propres ouvrages de verre traduisent la transparence et l'ouverture : c'est la cas du Parlement allemand, mais aussi d'édifices publics et de tribunaux d'Etats autoritaires tels que Singapour et le Kazakhstan. La France n'est pas un pays autoritaire, mais le nouveau tribunal de Piano a provoqué un tollé parmi une centaine d'avocats, qui se sont réunis dans la salle des pas perdus à la fin d'avril pour dénoncer ce qu'ils qualifient d' « affront à la dignité humaine ». Leur principal reproche est la présence de box vitrés dans les salles d'audience, où les accusés sont enfermés pendant toute la durée de leur procès. Ils estiment que ces box constituent une atteinte à la présomption d'innocence et que les accusés sont traités comme des animaux dans un zoo. Si Piano a imaginé des panneaux de verre pour éclairer les procédures judiciaires, « Boxtignolles » ne fait, en réalité, que mettre en lumière une certaine obscurité. Mais c'est peut-être aussi le but recherché.

 

Le nouveau tribunal abrite un petit café, où l'on peut boire un mauvais café parisien en contemplant le spectacle environnant : la salle des pas perdus, les panneaux de verre et, au loin, le périphérique, très encombré. Dans une ville marquée par la ségrégation raciale, ce nouveau complexe judiciaire enjambe la frontière physique – l'assourdissant périphérique qui sépare Paris de la banlieue – entre les élites urbaines et les communautés de couleur exclues par le système et rarement défendues par la justice. Pour la première fois, le pays a choisi un espace proche de leurs quartiers pour tenter de régler leurs problèmes. Mais compter sur des panneaux de verre pour le faire pourrait relever davantage de l'illusion que de l'action. C'est très bien de construire un beau tribunal, mais la justice, ne l'oublions pas, est censée être aveugle.

 

 

 

 

 

EVEN

James Mc Auley

New York, Etats-Unis

3 juin 2018

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